SUR DRIEU LA ROCHELLE JUIN 1959 di F. Grover, 1959 Frédéric Grover Quand avez-vous rencontré Drieu pour la première fois, et comment ont évolué vos rapports ? André Malraux Mes relations avec Drieu ont été profondément amicales mais elles n'ont pas été ininterrompues et il y a tout un aspect de Drieu que je n'ai pas connu : ses femmes, ses maîtresses. Nous nous connaissions à un niveau idéologique et c'est sur ce terrain que nous discutions. Je ne peux vous parler que de ce Drieu-là... J'ai rencontré Drieu pour la première fois un an avant la publication des Conquérants. Puis il a écrit une note sur les Conquérants et à la suite de cette note, nous nous sommes vus de façon suivie (c'est-à-dire pendant quelques mois, une fois par semaine, peut-être). Il y a eu ensuite interruption de nos rapports, sans raison particulière, simplement, l'un de nous n'était pas à Paris. On se perdait de vue. À la publication de La Voie royale, Drieu a écrit un article sur ce livre et nous nous sommes revus. Mais nous nous déplacions l'un et l'autre et nous ne nous rencontrions qu'au hasard de nos présences communes à Paris. Il a encore écrit une note sur La Condition humaine. Puis j'ai voyagé. Au moment de la guerre d'Espagne, nos relations, toujours positives, se sont espacées par la force des choses (l'escadrille, le film). (...) (pp. 15-16) Frédéric Grover Le suicide de Drieu a fait l'objet de beaucoup d'interprétations. Le thème de la mort volontaire revient souvent dans vos écrits. Que pensez-vous de ce suicide ? et du texte où Drieu s'en explique, Récit secret ? André Malraux Vous savez que mon père et mon grand-père se sont suicidés. J'ai donc été amené à réfléchir beaucoup au suicide... Pourquoi Drieu s'est-il suicidé ? La psychologie n'est pas d'un grand secours pour répondre à cette question. Le passif, dans son cas, était sans importance; métaphysiquement, Drieu a dit « j'en ai assez ». Au fond, quand un homme n'a pas de foi religieuse et qu'il a du courage physique, il peut facilement se tuer. Récit secret donne trop de raisons pour un acte qu'on ne peut pas expliquer. Si on écrit sur une décision prise, la couleur sera peut-être juste mais pas les détails : encore une fois, ceci n'est pas du domaine des explications; c'est comme le pourquoi de l'amour : la totalité des raisons ne fait pas la raison. (p. 17) Frédéric Grover Pourtant, dans son œuvre, il y a peut-être une exception : La Comédie de Charleroi ? André Malraux Oui. Mais voyez comme ce livre est unique dans l'œuvre de Drieu : c'est le pont avec le vrai Drieu. La Comédie de Charleroi est aussi unique dans l'œuvre de Drieu que Guernica dans l'œuvre de Picasso.(p. 22) Frédéric Grover Et vis-à-vis de ses romans, quelle était son attitude ? André Malraux Pour le roman, de Blèche à Rêveuse bourgeoisie, je ne l'ai pas vu prendre un seul de ses romans au sérieux. Cela correspondait à sa notion de la littérature : on essaie sans se décourager. De même Stendhal avait écrit Armance en discutant le coup avec Mérimée sans y attacher trop d'importance. Et puis un jour il a écrit La Chartreuse de Parme. Au fond, dans l'œuvre de Stendhal, il y a deux romans de génie sur quatre-vingts volumes. C'est Drieu qui a raison. Une fois je rencontre Drieu. Il avait un livre à la main. « Est-ce que vous avez lu Contrepoint ? (Il s'agissait de l'édition anglaise du roman avant sa traduction.) — Non, pas encore. — Eh bien ! ça y est ! Huxley a réussi son coup. » Frédéric Grover Quel serait, dans l'œuvre romanesque de Drieu, l'équivalent de Contrepoint dans celle de Huxley ? André Malraux Je suppose que lui-même aurait répondu : « Gilles. » Et certes c'est une œuvre qui a du poids et de la force. Ce n'est pas sérieux sur l'Espagne. Par la forme, Gilles est peut-être quelque chose de trop massif pour le talent de Drieu qui réussissait mieux dans les récits ramassés, les longues nouvelles. En tout cas, rien de ce qu'il a écrit n'est indifférent et c'est un magnifique écrivain, un styliste de premier ordre. Frédéric Grover La lecture des inédits m'a convaincu que Drieu avait vraiment une vocation de romancier. C'est pendant qu'il se cachait, après la première tentative de suicide d'août 1944, qu'il entreprend son roman le plus ambitieux, Les Mémoires de Dirk Raspe. À sa mort, le 15 mars 1945, quatre parties sur sept sont terminées. Bien que ce roman soit inachevé il suffira, je crois, à établir définitivement la réputation littéraire de Drieu. Comment expliquez-vous que Drieu ait pu, dans des conditions aussi précaires, s'engager si complètement dans la création romanesque ? André Malraux Il y a une intoxication de l'écriture. La solitude s'ouvrant sur une perspective de suicide est intolérable (à moins qu'elle ne soit comblée par la religion). Il y a un appel de l'écriture dans ce vide. L'écrivain n'écrit jamais aussi bien qu'en prison. Songez à tous les grands romans qui ont été écrits en prison... Frédéric Grover Drieu, dans la préface de Gilles, un texte daté de juillet 1942, dit à propos de son œuvre romanesque : « je me situe entre Céline et Montherlant et Malraux. » Qu'en pensez-vous ? André Malraux Dans la littérature, Drieu s'est senti des sympathies ou des affinités avec trois auteurs qui ont exercé une forte impression sur lui : moi-même, Montherlant et Bernanos. Avec le temps, il s'est dépris un peu de Montherlant. Bien qu'elle se soit déclarée tardivement je crois que son admiration la plus intense allait à Bernanos. Frédéric Grover L'une des grandes admirations de Drieu — et ceci dès son adolescence — a été Nietzsche. Lorsqu'il parle de vos œuvres, il est très sensible à leur aspect nietzschéen. Qu'était le Nietzsche de Drieu ? André Malraux Eh bien c'était d'abord le grand irrationaliste. En second lieu, l'initiateur à la pensée orientale, l'homme de l'éternel retour. Et enfin ce qu''il appréciait dans tous les écrits de Nietzsche c'était la magnifique générosité de l'intelligence. (pp. 24-27) . . . Frédéric Grover Quelle est votre impression d'ensemble ? Ce Journal vous a-t-il surpris ? Vous a-t-il révélé des aspects inconnus de Drieu ? André Malraux Pour moi, ce journal est une surprise. La première surprise, c'est qu'il s'agit d'un Journal autour de la guerre de 1939-1945 et non dans la durée de toute une vie dans le genre de ce qu'était Gilles en roman. Passé cette première surprise, sur le fond, je ne suis pas déçu. J'y retrouve l'ampleur de la pensée politique coutumière à Drieu liée toutefois à une obsession métaphysique dont il ne me parlait pas. Et c'est la deuxième surprise : l'intérêt de Drieu pour la pensée orientale et en particulier pour la pensée hindoue. Drieu savait que je m'y intéressais moi-même beaucoup. Or il n'en a jamais été question dans nos conversations. Tout ce côté du journal a donc été pour moi une révélation. J'ai rencontré Drieu pour la dernière fois au milieu de 1943. D'après le journal il était alors extrêmement pris par le domaine de l'Inde, surtout par les Upanishad. Il ne m'en a pas dit un mot. Lorsque je parle de surprise, entendons-nous : c'est uniquement à cause de son silence. Car cet intérêt, en soi, n'a rien de surprenant. Aldous Huxley a suivi une évolution du même genre. La déception politique se mue facilement en intérêt pour la religion. Ainsi presque tous les anglo-saxons qui ont rompu avec le communisme ont versé dans l'hindouisme. Prenez le cas de Fischer : après ses biographies de communistes, il écrit une vie de Gandhi. Frédéric Grover À quoi attribuez-vous ce silence de Drieu avec vous sur ces questions ? André Malraux À une certaine discrétion ou pudeur de sa part. Peut-être aussi pensait-il que j'étais plus expert en la matière et craignait-il de montrer son ignorance. Le Journal en tout cas permet de suivre les progrès de Drieu dans cette initiation à la pensée hindoue. (pp. 29-31) . . . Malraux admirait beaucoup le style de Drieu. Il disait souvent que Drieu écrivait beaucoup mieux que lui. Quelques jours plus tard, ayant lu une nouvelle alors inédite de Drieu, il me dit : « Intermède romain est certainement l'une des meilleures œuvres de Drieu. La publication la plus rapide serait la meilleure, apte à aider les autres publications d'inédits ou rééditions de l'œuvre. Il me semble que l'on pourrait envisager dès maintenant la publication d'une suite d'écrits autobiographiques qui comprendrait : Récit secret, le journal d'octobre 1944 à mars 1945 et Exorde. » Ceci devait être fait quelques mois plus tard et le volume sortit en juin 1961. De même Intermède romain devait être publié avec d'autres nouvelles sous le titre d'Histoires déplaisantes. En 1963, il m'aida à préparer le volume qui réunissait tous les essais de critique littéraire de Drieu et c'est lui qui m'en suggéra le titre : « Sur les écrivains serait le plus juste et le moins mauvais. Mais l'on peut en trouver un autre. » La publication de ce livre ainsi que du roman Les Chiens de paille coïncida avec la sortie du film de Louis Malle d'après un autre roman de Drieu, Le Feu follet. Je lui avais soumis le plan détaillé d'une biographie de Drieu en une vingtaine de pages. Il se montra très encourageant : « Votre plan, me dit-il, ordonne le travail d'ensemble le plus complet et le plus sérieux sur Drieu. J'y ai appris pas mal de choses. Le livre, une fois achevé, sera le livre capital sur Drieu, et, à travers Drieu, un livre révélateur sur son temps. (...) » (pp. 33-34) Frédéric Grover Extrait de Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps (1959-1975) par Frédéric J. Grover (Paris, Gallimard, Collection Idées, 1978).