LE DANDY AMER di K. Pierre Il y a une tare à l'origine de la vie en zigzag de Philippe Jullian, tout au moins à ses yeux : il est né pauvre, en 1919, à Bordeaux, où on a le sens des préjugés et des milieux. Du côté maternel, son arrière-grand-père avait été cependant un médecin réputé et riche, ruiné par la faillite d'une banque parisienne. Son grand-père, universitaire pauvre, avait, historien de la Gaule, fini à l'Académie, mais sans laisser grand bien à sa fille Suzanne, qui avait pris pour époux le capitaine André Simounet, nom que le futur écrivain abandonnera au profit de celui de sa mère. D'un physique moyen, myope, timide, Philippe a souffert d'une existence trop modeste aux yeux de ses aspirations, lui qui notait à dix-huit ans : " Je veux être à soixante un vieux monsieur très digne et respecté... " Le divorce de ses parents renforcera chez lui le sentiment de sa solitude, de sa " différence ", qu'il va déguiser en un brillant jeu d'improvisations, de poses et de provocations, fuyant la banalité, les idéologies, l'ennui du convenu. Esthète dans l'âme, amateur fiévreux de meubles, de tableaux, d'objets anciens, entiché de l'Angleterre et des rites de la gentry, il semble voué à une existence de parade futile. Il aime les farces saugrenues et parfois cruelles, le travesti, les jeux de mots cinglants, l'atmosphère raffinée et extravagante qui entoure les gens " nés ", les oisifs dispendieux, les amateurs d'art et de sensations fortes. Il est caustique jusqu'à l'impolitesse et indifférent jusqu'à la muflerie. " La désinvolture était son élégance morale, l'impertinence son courage, et le cynisme sa pudeur ", note Ghislain de Diesbach en suivant minutieusement le parcours d'un homme brillant et déconcertant, avide de jouir et pessimiste, qui, après des amours de tête pour quelques jeunes filles, ira vers des amours moins orthodoxes pour un protestant réservé quant à son intimité. Il mutiplie les v oyages, les rencontres, les dessins, les conférences, se fait l'obervateur narquois d'une coterie internationale et des salonards dans des ouvrages au souffle court, mais au trait acéré, comme dans Café-Society. Ses romans, de même, sont des tableaux de moeurs de la société huppée et trouble qu'il fréquente : la Fuite en Egypte en est un exemple. Fascinations ambivalentes Historien d'art averti, il réserve de beaux essais à la peinture, symboliste notamment, et consacre des biographies qui ne sont pas exemptes d'erreurs à des personnages qui nourrissent ses fascinations ambivalentes : Jean Lorrain, Oscar Wilde, Gabriele D'Annunzio, Montesquiou _ sans doute la meilleure. Il n'en reste pas moins seul, après des attachements qui tournent court. Une maison à Senlis, qu'il décore à son goût, puis un moulin délabré de Chaumes-en-Brie qu'il restaure... Un incendie qui détruit des biens précieux de la maison, la mort dans une rixe d'un serviteur marocain qu'il considérait comme son fils, vont amener ce moraliste sombre des mondanités, lassé des jeux qu'il a bien observés et décrits, à se pendre, en 1977. Exemplaire dans son souci de vérité, l'ouvrage de Diesbach retrace sans concession la vie d'un dandy esthète que le goût du beau, du rare et de l'insolite n'a pas su préserver du plus extrême désaveu. Son ultime geste semble renier ce qui l'a fait vivre, à commencer par la faune dont il s'était improvisé l'amer Pétrone. Kyria Pierre